Des chemins de traverse - 2e partie-chap 7 - Ludovic-1
En baie de Somme (1) : une chenille épineuse de l’orme à la fin de sa vie
Le 4 septembre 1939, Ludovic a reçu son affectation : major au 29e Régiment d’Artillerie divisionnaire de la 4e Division d’Infanterie, basé au camp de Suippes, à proximité de Reims. Suite à la mise en œuvre du plan Dyle-Breda, en novembre, il est nommé à l’État-Major de la 4e Division d’Infanterie. Toute la 7e Armée a pris ses quartiers au Crotoy (Baie de Somme). Période interminable d’attente… la « drôle de guerre ». Ludovic s’est lié d’amitié avec un autre sous-officier : Albin. De retour chez lui, et deux ans après la capitulation, Ludovic reprend le carnet de campagne dans lequel il avait soigneusement consigné tous ses déplacements et ses quelques états d’âme. Il en profite pour analyser ses propres réactions…
Un visage m’obsède, celui d’Albin. Je l’ai rencontré pour la première fois au Crotoy, lorsque j’ai été muté au quartier général de la 7e armée : il y était rattaché depuis la mobilisation. Il m’a servi de tuteur.
Quelques semaines après cette mutation, c’était un samedi soir, nous nous sommes retrouvés, Albin et moi, seuls à notre table, à la popote des sous-offs. Je me surpris à l’observer du coin de l’œil, le temps d’avaler notre soupe. Il devait avoir une bonne quarantaine d’années ; de taille et de corpulence moyennes, ses cheveux, aussi noirs que ses yeux, encadraient un visage régulier, sans aspérité particulière. De toute sa personne émanait une sorte de douceur paisible qui contrastait avec le bruit et la fureur d’une armée en préparation de combats. Rien n’échappait à son regard vif et mobile.
« Alors, Ludovic, satisfait de ton observation ? »
La question avait fusé, fulgurante et précise ; je ne me rappelle plus ce que j’ai réussi à bredouiller sous son regard brillant et incisif, adouci par un léger sourire de muette complicité. Sans prêter la moindre attention à mes balbutiements, il continua sans ambages, avec une franchise un peu brutale, mais non violente :
« Cela fait un bon moment que je souhaite faire plus ample connaissance avec toi et je suis heureux de cette occasion. Tu es quelqu’un d’intelligent, voire de très intelligent. Et tu es quelqu’un d’une extraordinaire sensibilité…
— Mais…
— Tais-toi et laisse-moi aller jusqu’au bout de ce que j’ai envie de te dire. En dépit du rejet viscéral que tu viens d’exprimer, je confirme : tu as une sensibilité hors normes et, malheureusement, tu ne le sais pas.
Pire, tu ne le sais pas parce que tu ne veux pas le savoir, parce que, dans le tréfonds de ta conscience, là où l’on ne s’aventure pas, cela te fait peur.
Pire, parce que cela ne correspond pas à l’idée que tu as de la vie. Et, heureusement pour toi, cette idée que tu as de la vie n’est pas TON idée : elle t’a été donnée par tes ancêtres, par tous les événements de la vie que tu as dû affronter depuis ta naissance ; tu n’as jamais réfléchi à ta vie, tu n’as jamais remis en cause cette idée, cela ne t’a même jamais effleuré. »
Il parlait d’une voix douce, mais ferme, presque un murmure. La popote était aux trois quarts vide, pour mon plus grand soulagement !
Je ne m’attendais pas à une telle charge. Sans trop bien comprendre pourquoi, je la ressentis comme une énorme bourrasque qui emporte tout sur son passage, bruit et fureur et, d’un seul coup, silence et désolation, puis à nouveau la confusion, le désordre, l’agitation, avant un calme torpide.
J’étais interloqué, sidéré par ce que je venais d’entendre. J’ai eu l’impression d’être sur une table d’opération, mis à nu par le bistouri acéré d’un chirurgien calme, patient et déterminé.
J’attendais et je redoutais la suite.
Je repris mes esprits et, rentrant ma colère, je parvins à lui crier presque silencieusement :
« Ah oui ? Et qu’est-ce qui te fait dire tout ça ? Et quelle serait cette fameuse idée de la vie qui est la mienne et qui ne serait pas mienne ?
— Calme, Ludovic, loin de moi l’idée de t’agresser, de te détruire, juste une petite provocation…
— Tu appelles ça une petite provocation ?!
— Bah oui, mais avant d’aller plus loin, je t’invite à te poser la question de savoir pourquoi une telle réaction…
— T’es rigolo ! Tu te rends compte de ce que tu viens de me dire : je me serais trompé, fourvoyé, égaré toute ma vie !
— Il n’y a pas de mal à cela : c’est pratiquement le lot de tous les hommes. Tu as malgré tout bien réussi jusqu’à présent, mais, je me répète, ce n’est pas ta vie, c’est une vie que d’autres ont rêvée pour toi et t’ont amené à faire tienne. Ce constat, assez banal en soi, ne justifie pas une telle réaction de ta part : nous essaierons d’en comprendre les ressorts plus tard.
— Mais tu n’as toujours pas répondu à mes questions !
— C’est que… je ne compte pas y répondre. Ces questions, je te les retourne : qu’est-ce qui, depuis que nous nous connaissons — quelques semaines — me permet d’affirmer ce que je t’ai dit et quelles sont ces idées de la vie qui s’affrontent en toi ?
— Ah, mais attends, tu m’assènes tes certitudes et au lieu de répondre à mes demandes d’éclaircissement, tu me renvoies la balle !
— Exact ! Et je te confirme que je ne répondrai pas. Juste quelques éléments, pour t’aider : je t’ai observé depuis notre arrivée ici. Tu n’es pas de nature gaie, tu n’as pas d’humour, tu prends la plupart des choses au premier degré et, c’est là où c’est intéressant, tu te mets facilement en colère ou, ce qui revient au même, tu t’enfermes dans certaines circonstances bien précises.
Prends du temps pour analyser ton rapport à autrui, sans y émettre le moindre jugement de valeur : soit comme un médecin qui établit un diagnostic, froidement, lucidement, sans sentiment ni morale convenue. Je t’ai donné suffisamment d’indices, à toi de continuer. »
Chenille épineuse de l'orme
Par Hectonichus — Travail personnel, CC BY-SA 4.0,
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