Déchirure sur un quai...
La gare
Là
sur le quai
tout seul
tout nu
les bras ballants
le dos voûté
Entends-tu ?
nos corps crient leur déchirure
nos lèvres mordent leur solitude
Et nos mains abandonnées
Et nos regards dispersés
Et le soleil qui est blanc
et qui est froid
Et le vide qui se crée
et qui se creuse
Et tes yeux qui se creusent
et qui se cachent
et tes pleurs qui veulent me dire
ce que tu ne peux me dire
et tes pleurs qui peuvent me dire
ce que tu ne veux me dire
Et nos pensées enchaînées
emmêlées
étouffées par nos corps qui s’appellent
griffées par nos mains qui se cherchent
Et nos pensées enchaînées
emmêlées
qui dans un vaste tourbillon
jettent nos absences
sur une grève amère.
Michel de la Tharonne
16 décembre 1987
Un sublime poème d'Yves Leclair
Trouvé en dernière page du journal Lacroix-L'hebdo du 11-12 février 2023, ce magnifique poème : j'en aime la typographie, très aérée et intimement rythmée (3-2-2-3), l'art délicat de la suggestion, la caresse de la nature, la profondeur de la réflexion. Merci à ce journal de l'avoir publié et de me l'avoir fait découvrir et, surtout, merci à Yves Leclair d'avoir écrit un tel diamant !
Miniatures
Si l'on pouvait lire
autrement
le peut-être
comme un défi,
un abandon du silence,
ce reflet orangé du soleil
dans la baie vitrée du matin,
chemin dérisoire
entre l'immense ravin
et les neiges éternelles.
Yves Leclair
Miniatures, L’Étoile des limites.
Toute la musique que j'ai aimée... remastérisée en EPHAD
Je viens de visualiser un superbe documentaire proposé par Arte : « Toute la musique que j’ai aimée ». Soixante-treize minutes de réflexion, de méditation sur la vie, sur la vieillesse, sur la mort et la renaissance, sur les maisons de retraite, sur la façon dont notre société « traite » les vieux. Profondément dramatique, profondément émouvant, profondément humain.
Que sont soixante-treize minutes dans la vie d’une personne ?
Partons sur une espérance de vie de 80 ans :
80x365 = 28 480 jours
28 480x24 = 683 520 heures
683 520 x 60 = 41 011 200 minutes
Donc 73 minutes représentent grosso-modo 0,00018 % de notre vie… c’est à dire une si légère broutille, à peine un souffle voilé, le très délicat souffle qu’exhale la poitrine d’un de nos vieillards soigneusement cantonnés dans une résidence pour personnes âgées ou une maison de retraite ou un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou un établissement psychiatrique (en fonction de la pathologie décelée).
Alors, croyez-moi, respirez un grand coup et sachez consacrer 2 dix-millièmes de votre vie à visualiser ce documentaire, réalisé aux États-Unis mais tellement applicable à notre vieille Europe !
Désormais accessible sur Youtube, en anglais (si vous ne maîtrisez pas la langue de Shakespeare, pensez à activer le sous-titrage avec traduction en français)
Des chemins de traverse - 2e partie - Journal de Ludovic, cahier n°2 - une suite
L'estran
avril 1940 : en garnison au Crotoy, Ludovic, Albin et tous les autres attendent, attendent, attendent. Ils attendent la fin de la "drôle de guerre", ils attendent de partir, enfin, au combat pour contrecarrer une éventuelle invasion nazie. Un très proche et monstrueux maëlstrom, image à venir du maëlstrom qui ravage le mental de Ludovic, image à venir d'une révolution à venir. Afin d'essayer de discerner sa propre route à suivre, Ludovic profite d'une "perm" pour s'évader, seul, en baie de Somme...
Arrivée à Saint-Valéry-sur-Somme.
Réserver une chambre chez un habitant dont l’adresse m’avait été donnée par le gérant du mess des sous-officiers.
Départ à pied, destination la pointe du Hourdel, de quoi manger et boire dans mon petit sac à dos.
Un léger vent du sud-ouest adoucissait la température et bousculait paisiblement les nombreux petits cumulus dont la blancheur éclatante rehaussait le bleu profond de l’azur. Environ 500 mètres après la sortie de Saint-Valéry-sur-Somme, j’attaque sur la droite un chemin qui court sur la digue de la Gaieté. Le paysage est tout à fait extraordinaire : à mes pieds, à droite et en contrebas de la digue, s’étire une large bande de terres herbeuses déchirées par de multiples petites étendues d’eau boueuse reflétant un ciel pastellé ; une vaste superficie d’environ 300 mètres de profondeur sur 5 km de longueur entre le Cap Hornu et Le Hourdel.
Sur la carte d’État-major, cette espèce de lande marécageuse était baptisée du nom de Mollières, espace prodigieux où se mêlent et le ciel et la mer et la terre, délicate mélopée de teintes grisées, verdâtres, bistrées. J’appris à mon retour, de la bouche de mon hôte, qu’il s’agit d’une des caractéristiques géologiques de la Baie de Somme, arène d’un combat indéfectible entre la mer et la terre.
Un nombreux troupeau de moutons pâturait allègrement l’herbe abondante de cette vaste étendue de prés salés… Souvenir furtif — mais acide et brûlant — de mes moutons, au Buisson !
Je ne pouvais qu’être saisi par la beauté paisible et fraîche de ce paysage… qui s’accordait à merveille avec le rythme régulier et monotone de mes pas…
Cadencement des pas, souvent ponctué du cri stridulant des mouettes.
Cadencement des pensées, souvent perturbé par le tumulte intérieur.
Et le cadencement l’emporte peu à peu sur le tumulte.
Là-bas, à l’horizon des mollières, la mer et la terre se mélangent, se séparent, se mélangent à nouveau pour à nouveau se séparer au gré des marées.
Estran de la baie de Somme, estran de mon être, théâtre d’un conflit permanent entre une volonté de domination trop affirmée et une sensibilité complètement refoulée.
En contemplant le labeur de la mer et de la terre et du soleil, je perçois,
brusquement,
comme une évidence,
que le conflit n’est pas réellement un conflit : les mollières, résultante apaisée du flux et du reflux des eaux sur les terres de l’estran.
Mais combien de temps pour arriver à une résolution harmonieuse de cette discordance ? Le temps des mollières n’est pas le temps de Ludovic !
En arrivant à la pointe du Hourdel, le paysage majestueux et tranquille de la baie de Somme a produit l’effet escompté et j’aborde, serein, le grandiose et houleux spectacle de la Manche. Je mange rapidement puis reprends la marche vers Cayeux-sur-Mer, direction sud-ouest, par la Route Blanche.
Le temps est en train de changer, de gros et lourds nuages cavalent sur une mer devenue grosse et ternissent peu à peu la lumière bleu et or qui inondait de sa douce chaleur printanière la mer, les dunes, les mollières, les villages, la Somme, la flore, la faune.
Le tumulte des rouleaux submerge mon être…
Le combat n’est pas fini.
Je ne suis pas encore une mollière, juste un estran.
Le chemin risque d’être long et fastidieux.
Je reviens rapidement à Saint-Valéry et, dépité, je me dispose à reprendre en fin d’après-midi le train pour rentrer dans la routine de nos exercices militaires au Crotoy.
Je garde, amusé, le souvenir de ton regard interrogatif, Albin, quand tu m’as découvert attablé le soir au mess et je suis content que tu ne m’aies pas interrogé.
Et le temps passe vite… le 10 mai arrive et c’est le départ vers la guerre. La Belgique, le sud de la Hollande, le repli précipité vers la France.
Puis Valenciennes…
Des chemins de traverse - 2e partie - Journal de Ludovic, cahier n°2
Les grains de sable de la Voie Lactée
Le contexte : Ludovic, père de Gouéno, a été rappelé sous les drapeaux en septembre 1939. Suite à de nombreux déplacements de son unité d'affectation durant cette période ahurissante de la "drôle de guerre", il se trouve en garnison au Crotoy, en baie de Somme. Y rencontre celui qui deviendra son ami, Albin. Premier échange "musclé", autour d'une table un peu isolée du mess des sous-officiers et durant lequel Albin décrit calmement tout ce que la personnalité de Ludovic lui inspire... Les prémices d'une révolution intime...
Je suis resté longtemps silencieux, partagé entre l’idée de foutre le camp, une curiosité insidieuse qui suggérait d’aller un peu plus loin et une espèce de satisfaction peu avouable d’être l’objet d’une telle attention. Le bruit des mastications, des déglutitions, les blagues lourdes et le rire épais des autres, l’atmosphère enfumée de la grande salle à manger, tout m’insupportait, tout participait du tumulte qui agitait mon esprit. Hébétude et rage.
À cet instant précis, j’ai perçu, puis entendu, puis écouté un étrange murmure, doux et paisible, immergeant tranquillement, perfidement, savamment, inexorablement mon être tout entier. Un bain de douce fraîcheur, une joie, oui une joie, timide, mais tenace — le sourire de Louizètt au tout début de notre rencontre.
« Partons d’ici et allons nous promener, je ne supporte pas cette ambiance ! »
Le temps était froid, il faisait nuit déjà. Nous suivîmes le bord de mer, vers le nord. La marée était haute. Sans réfléchir, j’obliquai brusquement à droite pour rejoindre le sommet d’une petite dune. Pour prendre de la hauteur ? Oui, sans doute...
Un léger souffle venu de nulle part venait lécher les oyats, bien ancrés sur la dune. La lune, à laquelle il manquait un croissant, mirait sa lumière blafarde et tremblante sur la houle noire, calme et majestueuse. Là-haut, très haut, très loin, la Voie Lactée martelait de ses sabots une longue voie romaine, pavée de mille et mille questions, vers je ne sais quel avenir, vers je ne sais quelle lumière.
Et l’obscurité régnait dans ma tête… et je ne savais plus où était l’étoile Polaire…
Retour sur le chemin de l’eau sombre et bruissante.
Chuchotis du ressac des questions ressassées.