Le calame des lutins, des elfes et des fées

Le calame des lutins, des elfes et des fées

L'art d'être — itinéraire d'un apprenti

 

Itinéraire d'un enfant gâté, chemins de traverse, erreur d'aiguillage, issue de secours... nombreuses sont les expressions qui signifient la difficulté à être soi, tout simplement.

 

Ci-après, un itinéraire particulier, celui d'un apprenti en écriture...


Episode 5 - Ecrire : Imposture? Usurpation ?

 

Episode 5Écrire : Imposture ? Usurpation ?

 

 

Voici bientôt un an, je me suis amusé à pasticher une certaine émission littéraire pour affirmer — ou tenter de le faire — ma conviction : tout être est capable d’exprimer, à la manière qui lui est propre, la beauté, l’âpreté, le charme, l’horreur, la vanité, la puissance, le tonnerre, le murmure de la Nature, l’énergie, la tendresse, la haine, la générosité, le mépris… tout ce qui participe de la vie.

 

Il faut le croire et il faut apprendre à l'exprimer, à SA manière.

 

Jardinage, peinture, sport, musique, guerre, sculpture, solidarité, littérature, politique… Soit dit en passant : se pose le problème de la morale, de l'éthique, mais ce n'est pas l'objet de cette chronique.

 

J’ai baigné dans la musique dès mon enfance, mais uniquement par l’oreille.

 

J’ai découvert, un peu, si peu, la littérature durant mon adolescence, mais uniquement par quelques lectures.

 

J’ai caressé légèrement, si légèrement, la poésie vers la fin de mon adolescence, mais uniquement par le biais d'un petit bout de crayon vite jeté aux oubliettes.

 

L’étudiant que je fus s’est pris de passion pour l’interrogation, pour le doute, pour la réflexion, pour la philosophie, toutes questions traduites en quelques poèmes (relire le poème « Joyeux papillon se mire dans la création », publié sur ce site dans la catégorie Poèmes et sous le titre « Sérendipité ou procrastination ? »).

 

Être absorbé ensuite par une vie professionnelle somme toute assez intense, tout en continuant, vaille que vaille, à griffonner poèmes, chroniques, états d’âme, citations en tout genre, réflexions et rêveries… Sans ne jamais rien publier.

 

Se lancer, sur le tard, dans l’écriture, exaltante et acharnée, d’un roman.

 

Chercher un éditeur.

 

Puis, un peu hagard, se remémorer les deux citations suivantes :

 

 

Et si la littérature, c'était une télévision dans laquelle on regarde pour activer ses neurones miroirs et se donner à peu de frais les frissons de l'action ? Et si, pire encore, la littérature, c'était une télévision qui nous montre tout ce qu'on rate ?

Muriel Barbery, L’Élégance du Hérisson, Gallimard, p 108

 

 

 

 

Le pas d’un cheval remonte la vallée solitaire et fait naître, dans le silence des gorges, de vastes échos ; au sommet des rochers, les broussailles sont immobiles, immobiles aussi les petites herbes jaunes, et les nuages eux-mêmes avancent dans le ciel avec une lenteur particulière. Le pas du cheval s’élève tout doucement le long de la route blanche, c’est Giovanni Drogo qui retourne au fort Bastiani.

 

Oui, c’est bien lui, maintenant qu’il est plus près, on le reconnaît bien, et, sur son visage, on ne lit nulle douleur particulière. Il ne s’est donc pas révolté, il n’a pas donné sa démission, il a avalé cette injustice sans broncher et il retourne à son poste habituel. Au fond de son âme, il y a même la timide satisfaction d’avoir évité de brusques changements dans sa vie, de pouvoir reprendre telles quelles ses vieilles habitudes. Il compte même, ce Drogo, sur une glorieuse revanche à longue échéance, il croit avoir encore devant lui un laps de temps infini, il renonce ainsi à la mesquine lutte pour la vie quotidienne. Le jour viendra, pense-t-il, où tous les comptes seront réglés avec générosité. Mais, en attendant, les autres arrivent, ils se disputent âprement le pas afin d’être les premiers, ils dépassent Drogo en courant, sans même se soucier de lui, ils le laissent derrière eux. Lui les regarde disparaître au loin, perplexe, assailli de doutes insolites : et si, en réalité, il s’était trompé ? S’il n’était qu’un homme quelconque à qui ne revient, de droit, qu’un médiocre destin ?

 

Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, Pocket, pp190-191

 

 

 

Alors ?

 

Affirmer l'écriture comme étant un moyen mis en œuvre par l’être humain pour réaliser sur le papier ce qu'il n'aura jamais osé réaliser dans sa vie ?

 

C'est peut-être vrai ; c'est peut-être faux !

 

L'expression artistique est, malgré tout, un vrai projet en soi, sans doute aussi délicat à concrétiser que tout autre projet.

 

Alors ?

 

Se remettre au travail ?

 

Qu'en pensez-vous ? N'hésitez surtout pas à vous exprimer en commentaire, à témoigner de votre engagement : je vous en serais plus que reconnaissant !



 


25/01/2021
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Episode 4 – … une lune incertaine

 

« Chers amis, bonsoir ! Nous n’aurons malheureusement pas le plaisir de converser avec Michel, car il est alité depuis hier matin : il m’a dit avoir pris un vilain refroidissement en sortant, la nuit, pour aller contempler cet astre lunaire qu’il nous invitait à rencontrer, lors de notre dernière émission. Quelle ironie, sans méchanceté, aucune !

 

Michel n’a pas voulu demeurer en reste : il nous a adressé le petit texte suivant que je vais vous lire. »



« Vêtu d’un ample chandail de laine verdâtre enfilé sur une grossière chemise de coton bien rêche, affublé d’un vieux pantalon de velours côtelé marron, de grosses chaussures aux pieds, il était parti, ce soir-là d’un pas décidé. Il faisait nuit et la lune avait quitté, depuis longtemps déjà, le moelleux tiède de sa couche. Sa belle lumière blanche esquissait quelques pas de danse avec les arbustes déposés, çà et là, dans les prés bordant le chemin qu’il suivait, gaillardement.

Il avait brièvement remarqué un front gris, terne, globuleux, du côté ouest, mais n’avait d’yeux que pour le mystère de cet astre mélancolique. Les idées se bousculaient dans sa tête, les effluves de la nature caressaient ses narines et seul le hululement d’un vieux hibou accompagnait le bruit mat de ses souliers.

 

Oui, ça devait marcher, ce soir, il le sentait, il allait réussir à faire quelque chose de bien, d’original, de beau. Le sac, sur le dos, contenait tout le matériel nécessaire. Quelques années s’étaient écoulées depuis son premier essai, il avait recommencé de nombreuses fois et mesurait avec étonnement, et un soupçon de vanité, la distance parcourue depuis. Mais, depuis quelques mois déjà, plus rien, pas même l’envie de s’asseoir devant son ordinateur, devant une feuille de papier, ni même devant un méchant petit carré jaune qu’il aurait collé sur l’écran. Rien à faire.

 

Vide, muet, noir, sans goût, sans parfum, sans musique, sans caresse.

 

Tout restait extérieur, morne et sans aspérité.

 

Ce soir, cela allait changer, il le sentait de mieux en mieux. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir ! Il avait tant de choses à dire, tant à écrire. Il savait si bien faire chanter les phrases et danser les mots, travailler le rythme, les silences, harmoniser les mille vibrations de la vie pour en composer une mélodieuse cavatine. Déjà, les lettres se bousculaient dans sa tête, des expressions, des images, des sonorités. Tout allait très vite. L’imagination dévidait son fil d’Ariane et courait devant lui vers un labyrinthe de pensées, de sentiments, d’exaltations, d’envolées toutes plus lyriques les unes que les autres. Une progression rythmique insensée, une fantastique symphonie de couleurs, d’odeurs, de notes aériennes, graves ou heureuses, mélancoliques ou triomphantes. Toute la nature se mettait au diapason et suivait, de bonne grâce, la baguette du chef d’orchestre, lui, le Créateur, lui l’Écrivain !

 

Il marchait de plus en plus vite. Il en était venu à courir, à courir à en perdre haleine. Complètement essoufflé, incapable de faire un pas de plus, il s’était affalé dans le fossé. Il avait fermé les yeux, essayant de recouvrer une respiration normale. Tout s’était alors mis à tourner, violemment, en un infernal manège, tourbillon tempétueux. Le vent rugissait dans sa tête et sa tête était partie ailleurs…

 

Le froid l’avait brusquement empoigné et tiré de sa demi-léthargie. Il avait fini par dessiller son regard. La nuit était totalement noire, la lune avait disparu, engloutie par une masse nuageuse lourde et menaçante. Quelques gouttes, portées par la bise. La pluie, glaçante, envahissante et bruyante. Il avait alors compris que c’était fichu pour cette fois-ci, encore une fois ! Évaporées et dissoutes l’exaltation, l’imagination débordante, la frénésie des idées et des images, des sons et des parfums. Il était revenu chez lui, trempé. Il avait commencé par vider son sac : le papier mouillé était parti rejoindre le bal masqué des illusions dévoilées. Une sourde révolte avait allumé un feu de colère, de haine, de rancœur. Il allait et venait, hagard, les yeux exorbités, la lippe baveuse. Il arpentait méchamment la pièce, donnant des coups de pied rageurs dans tout ce qui se mettait en travers de sa route.

 

Le destin était contre lui.

 

Dieu, celui qui était mort depuis belle lurette, avait déchaîné ses vindictes assassines.

 

Il hurlait sa misère, il criait son impuissance.

 

Il pataugeait dans la boue décollée de ses brodequins. D’une longue glissade, était allé s’écraser contre le vieux bahut. Il était resté longtemps immobile à pleurer comme un imbécile, esprit vide d’un écrivain stérile. Au milieu de la nuit, il s’était relevé. La lune, dehors, brillait à nouveau. Il avait sèchement levé l’interrupteur et, sous la lumière crue qui inondait toute la pièce, il avait contemplé avec effroi le triste spectacle qui s’offrait à lui : la scène d’un véritable pugilat, chaises renversées, pots de terre brisés, plantes et terreau répandus sur le sol encore humide, traces de boues partout.

 

La corbeille à papier gisait, son contenu noir de terre, destruction de ses brouillons griffonnés et chiffonnés.

 

Alors, il avait éprouvé une grande lassitude et une grande peur. Peu à peu et lourdement, il avait tout remis en ordre, tout nettoyé, tout lavé. Il avait jeté toutes les feuilles écrites et maculées dans le foyer de la cheminée. Il avait ajouté des brindilles, des rameaux et quelques rondins. Il avait mis le feu. Il s’était déshabillé, avait pris une douche. Propre et sec, chaudement vêtu, il s’était préparé un café.

 

Il s’était attablé, sa tasse de café fumante à portée de main, son dos exposé au doux crépitement du feu. Il avait sorti un bloc de feuilles blanches, un crayon de bois.

 

Et s’était mis à écrire sous une lune devenue incertaine… »



 

François reposa le manuscrit sur la table basse et conclut son émission :

« Je n’ai rien à dire de plus et vous laisse méditer sur ce texte, dont vous trouverez une copie sur notre site. Je vous souhaite une excellente soirée, pleine de rêves audacieux ! ».


19/04/2020
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Episode 3 : sous la Lune...

 

« Bonsoir, Michel !

 

— Bonsoir François… »

 

François quitta des yeux l’écran de l’ordinateur qui le reliait à Michel et, se tournant vers la seule caméra du studio de crise, vers l’ensemble de tous ceux qui ne manquaient pas une de ses émissions, vers tous ceux qu’il rencontrait, pour la première fois ce soir, confinés derrière leur poste de télévision :

 

« Nous sommes le jeudi 9 avril et j’ai le plaisir de recevoir pour la troisième fois consécutive Michel, tout auréolé ce soir d’une fraîcheur pure qui le brûle…

 

— Merci, François, pour cette ouverture un peu taquine !

 

— Vous nous avez dit, hier, avoir écrit ce poème sans rien y connaître — ou si peu — à la poésie ?

 

— C’est exact et je voudrais tenter d’approfondir la démarche que nous avons initiée ces deux derniers jours : avez-vous, vous tous qui êtes chez vous à regarder cette émission, avez-vous pu contempler la beauté actuelle de la lune, les nuits dernières ?

 

Vous l’avez fait, alors recommencez ce soir !

 

Vous ne l’avez pas fait ?

 

Eh bien ce soir, cette nuit ou demain matin avant six heures, laissez votre regard errer sur le paysage qui vous est proposé, qu’il soit urbain ou campagnard.

 

Laissez votre regard, votre esprit, votre coeur être attirés par ce magique et superbe disque lunaire.

 

Laissez-vous saisir par cette paix irradiante, par le vertige d’un univers constellé de lucioles, par le mystère insondable de l’infini.

 

Vous ne pouvez pas, vos enfants confinés, votre conjoint — femme ou homme— confiné réclament à cor et à cri votre simple présence ? le ciel est envahi de nuages ? Alors, n’hésitez pas, les photographies fleurissent sur Internet, cherchez, regardez et laissez-vous aller !

 

Et alors, prenez votre crayon, votre pinceau, votre appareil photo, votre guitare et jetez-vous à l’eau dans le halo lunaire :

 

 

Cette nuit, l’astre lunaire épanchait silencieusement la douceur légèrement bleutée de ses fleurs de coton.

Cette nuit, l’astre lunaire attirait en son sein la lueur acide de l’inquiétude humaine.

Cette nuit, l’astre lunaire, si proche, veillait paisiblement sur une planète fatiguée…



Vous voyez, ce n’est pas difficile !

 

Il suffit de poser là, sur le papier du cahier d’écolier, sur la portée musicale, sur la toile accrochée au chevalet, sur l’objectif — un peu froid, je le concède, mais si efficace — de l’appareil photo, il suffit d’y poser tout ce qui vous traverse l’esprit en contemplant le paysage lunaire. Vous pouvez y aller sans crainte, personne ne le saura ! Et tant que vous y êtes, faites-vous plaisir : trouvez un mot plus précis, plus musical, couchez une expression plus poétique, plus évocatrice, trouvez un mélange de couleurs plus soyeux, psalmodiez un accord plus tendre, plus mélancolique — ou plus rageur — et allez vous (re)coucher. Demain, reprenez le tout et préparez une sauce comme savaient en tourner nos grands-mères. Dégustez puis faites découvrir à vos proches... en respectant la distanciation réglementaire ! Vous serez heureusement surpris du résultat : ils aimeront, ils n’aimeront pas, mais ne resteront pas indifférents.

 

Allez-y, faites-le !

 

C’est comme cela, François, que j’ai commencé, sans rien y connaître à la poésie... »

 

 

Durant la prise de parole de Michel, François avait rapidement consulté ses notes.

 

« Vous avez donc écrit ce poème, ensuite vous en avez écrit d’autres et d’autres encore. Vous m’avez dit ne jamais avoir songé à les faire éditer. Cela m’intrigue et m’amène à vous poser d’autres questions : pourquoi écrire ? Comment pouvez-vous progresser ? Et d’abord, y a-t-il eu progression ? Si oui, dans quel sens? J’essaie de me mettre à la place du téléspectateur à qui vous venez d’affirmer qu’il pouvait, lui aussi, écrire, ou peindre, ou dessiner, ou autre…

 

— Oui, je maintiens cette affirmation : je n’y connaissais rien à la poésie et, entre nous, je n’en connais toujours rien ! Tout le reste, toutes les autres questions, tout est une autre histoire…

 

— Mais vous serez bien d’accord pour dire qu’il est essentiel pour ceux qui nous écoutent de savoir comment appréhender le reste ?

 

— Certes, mais nous verrons cela plus tard :

 

Ce soir, direction la Lune, avec crayons et pinceaux et claviers, avec les voix et les émotions, la joie, la colère, la tristesse, la mélancolie, dans la réflexion, la méditation, la révolution intérieure.

 

Ce soir, place à votre expression la plus intime, la plus personnelle, la plus délicate, aussi délicate que l’ombre bleue de la Lune.

 

Ce soir, place à votre création.

 

Ce soir, sous la Lune, sortez de votre propre confinement, décrété en vous depuis si longtemps, longtemps, longtemps... »

 



À suivre...


09/04/2020
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Épisode 2 — Une montagne à gravir

 

 

Une bâtisse du tout début du XXe siècle, architecture très classique, très symétrique, sans grande personnalité, sans ce je ne sais quoi qui fait que l’on regarde plus en détail.

 

Un jardin étroit, encadré d’un côté par une petite construction industrielle carrée, tout en béton, un toit de fausses ardoises, grises et moussues, de l’autre par un cabanon de la pire espèce, parois gris-vert en polypropylène et toit jaunâtre de même nature. Au bout de cette erreur humaine, un chêne, un grand chêne, à l’origine deux chênes soudés à la base, un vieux couple résistant et fidèle. Un seul a survécu à l’incendie meurtrier. Il panse ses plaies, à l’an l’an, vaillamment, patiemment et répand son ombre apaisée sur cet étroit jardin.

 

L’énergie est perceptible en ce début de printemps, nous sommes le 8 avril 2020, après 20 heures, et le chêne, définitivement amputé de sa sœur, de son frère, exprime toute la vigueur de ses jeunes bourgeons vert tendre.

 

Dans son vieux fauteuil en osier, Michel est assis, face au vénérable feuillu. Il semble se nourrir de toute cette sève montante, de tout ce jaillissement de vie ; il semble boire à grands traits tous les accords graves et veloutés de la gigantesque contrebasse plantée là au bout de l’horrible cabanon.

Sur la table, à côté de lui, un ordinateur portable. Le fond de l’air est doux, très doux. Pas un souffle pour faire vaciller les bougies qui illuminent son regard et creusent un peu plus les traits de son visage.

 

Des ses oreilles pendent deux filins blancs, accrochés à l’ordinateur, fragile amarrage au quai impitoyable de la « civilisation ».

 

Il ferme ses yeux, hume avec délicatesse les effluves printaniers et murmure dans le micro noyé dans sa barbe :

 

« Bonsoir François !

 

— Bonsoir, Michel, je suis ravi de vous retrouver. Je vous sens enveloppé d’une atmosphère très bucolique… Pour le confort de nos téléspectateurs, vous est-il possible de parler un peu plus fort ?

 

— Ah, je vais avoir du mal… Peut-être pourraient-ils pousser un peu le son de leur récepteur, cela leur permettrait d’entendre, par delà ma voix, le bruissement de la nature : je voudrais leur offrir cette douce cantilène, spécialement à tous ceux qui sont confinés dans leurs appartements, en ville. Cette émission pourrait être une espèce de messager de paix, de tendresse, d’amour. Ce que j’ai envie de dire ce soir n’a que peu de valeur en regard de cette plénitude : puissent les ondes de ce siècle la transmettre à tout être humain prêt à l’accueillir !

 

— Hier, je me suis permis de lire votre premier poème, le premier poème dont vous avez gardé trace…

 

— Oui François, cela m’a un peu agacé, mais je crois avoir compris où vous vouliez en venir.

 

— Et alors ?

 

— Attendez. Je me dois de reconnaître que vous êtes assez malin et votre choix me donne l’occasion de préciser un peu mieux ma position : je préfère que nous abordions ensemble ma compréhension du phénomène de l’écriture, en laissant de côté une analyse de ce que j’ai pu écrire. Je pense en effet que l’écriture, tout comme le dessin, la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, le jardinage, l’architecture, le cinéma, la bande dessinée, toutes ces expressions sont à la portée de tout un chacun. Je suis persuadé que tout être humain est capable, si l’occasion se présente, de tenter d’exprimer sa quête profonde de manière artistique, selon les capacités de ses cinq sens, selon les dimensions de son être profond. C’est ce message que je veux faire passer et j’en suis un petit exemple, parmi d’autres. Je vais tenter de vous le démontrer durant ces quelques instants que nous avons à passer ensemble.

 

Pour en revenir à ce poème, il évoque dans ma mémoire un souvenir indéfinissable. Afin de vous en faire saisir la puissance et le caractère indicible, j’aimerais vous poser une question : vous souvenez-vous de l’instant de votre naissance ?

 

— Euh, pas plus que vous sans doute ! Pourquoi ?

 

— Eh bien, j’ai souvenance d’une véritable naissance : j’ai écrit ce poème sans vraiment réfléchir. Depuis plusieurs jours, en ce début de printemps 1974, une expression me trottait dans la tête, allez savoir pourquoi : “Murmure argenté du ruisseau”. Il faut vous dire que j’ai bénéficié d’une chance insolente durant mon enfance et mon adolescence : ma famille maternelle possédait un chalet au bord du lac de Thun, en Suisse, face à tout l’Oberland bernois. D’est en ouest : le Schrekhorn, le Wetterhorn, l’Eiger, le Mönch, la Jungfrau et, plus à l’ouest, la Blümlisalp. Des monstres aériens de neige, de glace et de parois toutes plus vertigineuses les unes que les autres. À leurs pieds, l’étendue paisible et vert foncé du lac de Thun.

 

Le 19 mars, j’ai abordé un de mes amis de faculté, Jean-Marie, en lui confiant cette étrange expression. «  Mais c’est du Baudelaire, c’est une correspondance !” s’écria-t-il. “Tu as trouvé cela où ?”. Je suppose avoir écarquillé les yeux, ignorant tout et de Baudelaire (si, si, c’est vrai, même si c’est navrant) et de ses correspondances.

 

S’en est suivi une véritable séance d’initiation, conclue par : “tu devrais développer cette idée…”

 

— Michel, je vous interromps : vous ne connaissiez pas Baudelaire ?!

 

— Non, je le dis sans honte, je ne connaissais que son nom et avais vaguement entendu parler des Fleurs du Mal. Mes quelques connaissances poétiques se limitaient à ce que j’avais appris sur mes chaises de collégien : quelques poèmes de Du Bellay (Bel aubépin, verdissant, fleurissant…), de Ronsard (Mignonne, allons voir si la rose…), de Virgile (Tityre tu patulae recubans sub tegmine fabi), durement appris sous l’œil sévère du père et dont il ne me reste, à ce jour, que ces faibles extraits !

 

— J’avoue avoir du mal à vous croire ! Et vous avez écrit ce poème dans la foulée ?

 

— Ben oui ! Tout simplement, j’avais toutes ces images en tête et elles se sont déversées, à la manière d’une cascade, avec tous leurs embruns, leur brûlante fraîcheur ! J’ai écrit ce poème dans la nuit du 19 au 20 mars, par petites touches, au gré de ma rêverie, de mes souvenirs de montagne, des sonorités, des parfums, des lumières, des couleurs. Le 20, dès potron-minet (bon, n’exagérons pas, chacun sait que les étudiants ne se lèvent pas à l’aube), paré de tous les Atours de la Poésie, j’ai soumis, cet écribouillage à mon ami Jean-Marie. “Pas mal, cela fait un peu catalogue d’images, cela nécessiterait plus d’allant poétique, mais il y a plein d’idées à creuser !”. C’est ainsi, véritablement, que cela a commencé. Et je ne le remercierai jamais assez de m’avoir mis le pied à l’étrier !

 

— Ensuite ?

 

— Avant d’aller plus loin, je dois vous avouer autre chose : durant la première phase de mes études (très techniques), j’ai fait la connaissance d’un être tout à fait exceptionnel, Éloi, architecte dans l’âme et poète à ses heures perdues. Il écrivait de façon très libre, sans travail de scansion, de rimes, de versification. C’était toujours très beau, très puissant. Je crois que c’est lui qui a semé les premières graines dans un terreau assoiffé de beauté.

 

— Il a publié ?

 

— Non, je ne pense pas. J’ai appris assez récemment qu’il était mort quelques années auparavant. Sa famille n’avait jamais entendu parler de quelque écrit que ce soit. Éloi puis Jean-Marie sont certainement les deux étriers de mon cheminement littéraire.

 

— Merci, Michel, pour ses confidences tout à la fois simples et émouvantes. Je propose que, la prochaine fois, nous réfléchissions sur ce “mystère” de la création littéraire, appliquée à votre premier poème ?

 

— Bien volontiers, je vais tâcher de rameuter tous mes souvenirs !

 

— Je vous souhaite, Michel, une belle soirée printanière, au pied de votre chêne !

 

— Merci, François, je fais en sorte de vous en communiquer toute l’ineffable paix, à partager avec toutes celles et ceux qui nous ont écoutés ce soir !

 

— À très bientôt, Michel ! »

 



À suivre ...


08/04/2020
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Épisode 1 — Fraîcheur pure d'une joie qui me brûle

 

 

« Bonsoir à tous et un grand merci pour votre fidélité, chers téléspectateurs assidus, si j’en crois vos messages, de l’émission “La Petite Bibliothèque” !

 

Ce mois-ci, nous allons tester une formule particulière pour nous permettre de respecter les strictes mesures de confinement décidées par le gouvernement : nous ne pourrons pas recevoir nos invités sur notre plateau habituel. Ils seront présents uniquement par téléconférence. La prise de vue sera donc limitée, pour nos invités, à la seule caméra de leur ordinateur. Image statique donc qui risque de susciter une certaine lassitude de votre part. Aussi avons-nous imaginé d’étaler les entretiens avec un invité sur plusieurs séances relativement courtes. À la fin de chaque émission, nous préciserons la date du rendez-vous suivant. Nous serons particulièrement attentifs à vos réactions, vos questions et critiques telles que vous voudrez bien les poster sur le site de l’émission. Celles-ci seront transmises à notre invité.

 

 

Bonsoir, Michel, soyez le bienvenu sur le plateau de notre émission “La petite bibliothèque” ! Enfin, sur le plateau, je devrais plutôt dire sur l’écran du plateau : vous êtes en réalité chez vous, dans votre bureau, devant le moniteur de votre ordinateur qui nous réunit et qui accueille, au jour le jour, la succession des caractères alphabétiques qui tapissent votre univers…

 

— Bonsoir, François et un grand merci de me recevoir ainsi : j’ai l’impression, en vous voyant, de me sentir accueilli par tous ceux qui m’ont précédé sur ce canapé, là-bas dans votre studio et vide aujourd’hui. Ce qui est, je le confesse, très intimidant ! J’aurais certes préféré être présent sur votre plateau et je ne pourrai jamais affirmer que j’ai usé mon fond de culotte sur le même banc que celui qui aura accueilli tant d’augustes séants !

 

— Nous sommes le 7 avril 2020 et je suis heureux de fêter aujourd’hui et avec vous vos soixante-dix ans.

 

 Je vous remercie ! Soit dit en passant, j’ai toujours pensé, jusqu’il n’y a pas si longtemps, que c’était un âge vénérable…

 

— Et maintenant ?

 

— Finalement, ce n’est pas si vieux que cela et, malgré quelques douleurs par-ci par-là, je sens couler dans mes différents vaisseaux une énergie qui m’aurait permis de gagner la transatlantique au temps de Christophe Colomb !

 

— Excellent ! Michel, je ne trahirai pas de secrets en dévoilant les arcanes de cette émission : nous avons longuement préparé cette série d’entretiens et vous avez toujours affirmé ne pas vouloir répondre à quelque question que ce soit concernant vos écrits. Pourquoi ? »

 

Michel laissa errer son regard sur sa table de travail, sur les lambris de châtaigner qui tapissaient les plans inclinés du plafond, sur les quelques instruments de musique qui se reposaient en silence et qui lui rappelaient, tous les jours, que la vie n’est que musique.

 

« Vous savez, François, que je suis venu très tardivement à l’écriture. En réalité, j’y ai consacré toute mon énergie depuis ma soixante-septième année, après une longue période de vagabondage sur de multiples chemins de traverse. C’est cela que je me propose de vous raconter : ce que j’ai écrit, je le livre aux lecteurs, à leur sensibilité, à leur réflexion, à leur recherche. Il leur appartient d’aimer ou de ne pas aimer, de continuer la réflexion, d’apporter leurs questionnements, d’instiller leurs découvertes. Ce qui est écrit et la manière dont c’est écrit ne servent que d’habillage. Il est à mes yeux plus important que tout un chacun puisse croire en sa capacité créatrice : je suis, parmi beaucoup d’autres, un exemple vivant de cette possibilité et je souhaite que tous puissent s’appuyer sur ce que je vais essayer de décrire pour commencer à arpenter le chemin de la création et ainsi façonner ce qui émergera de sa nouvelle conscience… Je ne sais si je réponds à votre question ?

 

— Pas tout à fait, mais nous y reviendrons. Et, au risque de susciter votre courroux, je commence en reniant ma parole : je me permets de vous citer, de lire une de vos œuvres…

 

— Mais…

 

— N’ayez crainte, ce sera la seule fois. Il s’agit du premier essai d’écriture dont vous avez gardé une trace et j’ai choisi de le citer, car il me semble emblématique de votre parcours. C’est un poème que vous avez écrit le 20 mars 1974, intitulé “Fraîcheur pure d’une joie qui me brûle”…

 

— …

 

— Attendez, laissez-moi le temps de le lire et je vous donne ensuite la parole :



Murmure argenté du ruisseau

Saveur violacée de la myrtille

Bruissement souple de la sapinière

Humidité moelleuse de la mousse



Sourire embaumé du rhododendron

Caresse musicale de l’alpage

Chaleur grisâtre de l’éboulis

Sécheresse parfumée de l’herbe rare



Feu sombre

Œil craintif

Agilité sûre et prompte

La tâche fauve

Là-haut se gausse

De ce fier, mais lourd animal qui se traîne…



Lassitude salée d’un instant

Mugissement sale du torrent glaciaire

Clin d’œil silencieux du glacier

Sourire ironique de la paroi verticale



Dureté apaisante du lac noir

Brûlures acides de la neige



Sonorité invisible de l’éther

Lumière bleutée

Au parfum doucereux de la crevasse

Émeraude grandiose et glaciale du sérac

Chaleur rugueuse de la pierre



Luminosité intégrale

Nudité du sommet

Fraîcheur pure d’une joie qui me brûle…



Ce n’est sans doute pas votre tout premier écrit, mais, de votre propre aveu, c’est celui qui représente, à coup sûr, la prise de conscience de quelque chose. Je suis persuadé que vous en avez beaucoup à dire et je vous propose d’aborder la réalité de cette prise de conscience lors de notre prochaine émission. Avant de nous quitter, je tiens à vous remercier, du fond du cœur, d’avoir accepté de relever ce défi ! Bonne soirée à vous, Michel !

 

— C’est moi qui devrais vous remercier de m’offrir une telle tribune… Bonsoir à vous tous, bonsoir François ! »

 

L’écran devint brutalement noir et François se retourna vers la seule caméra de ce plateau de circonstance :

 

« Il est temps de nous quitter. N’hésitez surtout pas à réagir sur la page Facebook de notre émission et à y laisser vos éventuelles interrogations et réflexions. Nos prochains rendez-vous seront précisés sur cette même page. Bonne fin de soirée, chers téléspectateurs, protégez-vous bien et restez chez vous ! »



À suivre…


07/04/2020
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