Le calame des lutins, des elfes et des fées

Le calame des lutins, des elfes et des fées

De la musique et de l'écriture

Pourquoi écrire, comment écrire, qu’écrire, suis-je capable d’écrire ? Questions que tout un chacun se pose, vous comme moi ! Je vous livre ici quelques-unes de mes réflexions sur une approche particulière de l’écriture, telle que je la vis très fréquemment, réflexions rédigées en 2016 alors que je n’avais pas encore conscience d’une certaine capacité à écrire :

 

Je ne sais pas depuis quand je suis sensible à la musique, sous toutes ses formes. Éveil à la beauté, éveil à la délicatesse, éveil à la puissance, éveil à la tendresse, à la tristesse, à la solitude, au doute, éveil à l’étrange, éveil à l’architecture, aux savantes constructions, éveil à l’évolution des genres, à l’histoire, à la composition. Éveil enfin à l’art, les harmonies, les dissonances, les rythmes, les silences, toutes caractéristiques que l’on retrouve dans tous les arts.

 

Toujours, depuis toujours je crois, en écoutant la musique (dans ces cas, plutôt « classique »), je suis tel un chef d’orchestre, au centre de tous les instruments, essayant de faire passer tous les sentiments qui me fécondent, la douceur, la violence, la passion, la délicatesse, la ténacité, me risquant à crier ou murmurer ou dire simplement ou somptueusement la vision de l’univers qui en moi résonne.

 

Et ce ne sont pas des mots ! Mon être est habité par la géographie de l’orchestre, par son espace sonore et visuel, la chaleur de ses bois, la vivacité de ses cuivres, les sons argentés des idiophones, la vivacité ou la langueur, la grâce ou la gravité des cordes. Même mes laborieux exercices de piano, mes rares tentatives maladroites et inachevées d’expression vocale participent de cette totale exaltation, de cette emprise radicale qui m’ouvre des horizons infinis, beaux et menaçants, calmes et violents. La vie est là, tangible, charnelle et spirituelle. Le dépassement est omniprésent et je me sens devenir, à tâtons, celui que je suis.

 

Depuis longtemps – et je ne sais à quelle époque j’ai commencé à en prendre conscience – j’ai été obsédé par le brassage intime de l’écriture et de la musique : j’écris beaucoup en musique et la musique me fait écrire. J’aime la musique des mots, j’aime la rythmique des phrases, j’aime la richesse et la complexité de la langue, qu’elle soit écrite ou musicale. Mais je veux aller au-delà : je désire écrire dans la musique (et non pas avec un accompagnement musical).

 

Ainsi, en composant certaines parties du scénario de Bérécyntia me vient très rapidement à l’esprit que tel morceau de musique donnerait sa vraie couleur au texte en cours d’élaboration (ainsi du poème de Goethe, cf. ci-dessous) ; de même, l’écoute (je pourrais parler d’immersion) de tel ou tel passage musical me ramène irrésistiblement à développer telle ou telle idée. Je sais déjà quels morceaux vont m’accompagner et inspirer l’écriture de certains chapitres.

 

Ce brassage peut se réaliser selon plusieurs approches. Deux me viennent à l’esprit : tentons de les suivre en prenant appui sur une même œuvre, à savoir le chant des esprits sur les eaux, Gesang des Geister über den Wassern, poème de Goethe, magistralement mis en musique par Schubert en un lied à huit voix d’homme et cordes (j’en ai découvert la version finale D714 en 1973-1974 ; ce fut un véritable choc émotionnel, artistique, musical).

 

Avant tout, partir du texte original de Goethe et s’essayer à le traduire en français, avec ma sensibilité, ma compréhension du texte et mes mots. Pour ce faire, et n’étant pas un expert de la langue allemande, j’ai exploité diverses traductions, j’ai ensuite recherché toutes les traductions possibles de chaque mot, j’ai retrouvé avec amusement les déclinaisons, les conjugaisons, les particules séparables et inséparables, caressant au passage les souvenirs de mon adolescence.

 

Enfin et surtout, j’ai travaillé la forme poétique de la traduction, quitte à m’éloigner, non du sens, mais du texte original. Dans la mesure du possible, j’ai tenté une traduction qui puisse être chantée sur la partition de Schubert ; cela signifie que j’ai traduit sur l’interprétation schubertienne du poème de Goethe, les mots, les phrases, les images, les inversions, les absences d’articles, les interjections...

Cela donne ceci :

 

L‘Esprit de l‘homme

Ressemble à l’eau :

Du ciel il tombe,

Vers le ciel il monte,

Et à nouveau chute

Vers la terre, destin

à jamais fugace.

 

Tombe de là-haut,

De la falaise,

L’onde argentée,

Puis se pulvérise

En douces nuées

Sur le roc lisse,

Et, tendre caresse,

Elle se vaporise,

Doux murmure,

Vers le précipice.

 

Saillant, le roc

Effritant sa chute,

Sombre elle bouillonne

Petit à petit

Vers l’abîme.

 

Là, elle se glisse

Dans le lit calme des prés du val

Et à fleur de l’eau calme

Paissent les reflets

de tous les astres.

 

Vent, pour l’onde,

Est un gracieux amant :

Vent se mêle au profond

Des flots moutonnants.

 

Âme de l’homme,

Que tu ressembles à l’eau !

Destin de l’homme,

Que tu ressembles au vent !

 

À noter que les quatre derniers vers sont une reprise pure et simple de toutes les traductions que j’ai pu répertorier de ce magnifique poème de Goethe, composé en 1779 en contemplant la superbe cascade Staubbach, à proximité de Lauterbrunnen dans l'Oberland Bernois (Suisse).

 

Cette traduction étant posée, j’en viens aux deux approches qui me sont venues à l’esprit :

 

  • Tenter de trouver dans ma prose les sonorités rendant au mieux « l’atmosphère » traduite par la musique de Schubert, en partant de la structure littéraire du poème (strophes, rythme…), tout en « exploitant » les images, les allégories composées par Goethe-Schubert, quitte à aller plus loin où à les dévier pour « coller » à l’histoire que je suis en train d’écrire.

  • Composer un écrit reprenant la structure musicale du lied, avec ses reprises, ses développements, ses changements de rythme …

 

Dans mon futur deuxième roman, j’ai opté pour la première idée : développer sur la structure littéraire du poème, tout en exploitant au mieux les inflexions musicales. Et j’ai voulu que la réflexion et la méditation s’insèrent dans le cadre, dans l’histoire, dans la continuité de ce que j’avais écrit auparavant et puissent préparer la suite (la scène a pour cadre un étang de Sologne, un soir de fin d’été)

 

En cette fin d’après-midi, sous la chaleur encore prégnante de ce début d’automne, l’étang, grave, puissant, immuable dans son écrin, l’étang immobile laisse doucement s’échapper quelques brumes invisibles qui invitent à la danse les silhouettes humides des arbres. 

La danse des buissons, des arbrisseaux, des arbres, la danse des heures, la danse du temps qui s’envole, qui s’écoule, qui coule, qui chute, sublime efflorescence d’un destin évanescent. 

Déchiquetés par le temps, les rêves radieux basculent dans le vide et s’évaporent dans une irisation lumineuse d’embruns vers un ciel fuyant et ingrat. 

La bruine est caressante, tel un brouillard d’automne, et entretient un délicat mirage dont le masque peine à cacher un vide abyssal. 

Rageur et implacable, le temps arrache le masque et aspire l’ombre qui passe dans une étreinte froide et mortelle.

Alors, le soir tombe et l’étang offre son froid linceul à tous les astres éphémères de la Vanité.

Et la brise se lève, légère, s'enhardit et vient caresser les moutons ballottés, çà et là, ici et ailleurs, maintenant et hier et demain, ballottés par la vaine tarentelle du vent et des flots.

 

Âme de l’homme, que tu ressembles à l’eau ! Destin de l’homme, que tu ressembles au vent !



Il y a, de mon point de vue, un parallèle évident entre la musique et la prose (surtout la poésie) en ce sens que l’une et l’autre de ces deux formes d’expression en « disent » beaucoup plus en quelques mesures ou quelques mots, vers ou strophes, sollicitant la sensibilité, l’imaginaire, voire l’inconscient, du lecteur-auditeur.

 

Nous pouvons étendre ce constat à l’écriture romanesque, laquelle en « dit » également toujours plus que ce qui n’est écrit. J’ai toujours aimé (et je continue) écrire de manière ésotérique, sibylline, voire hermétique, non et surtout pas par goût du secret : je pense tout simplement que la vie est indicible. Ma perception de la vie sous toutes ses formes – paysages, nature, faune et flore, eau, terre, air, feu, astres et satellites, univers macro et microscopiques – est tellement parcellaire, incomplète, approximative, toujours erronée que je ne puis prétendre écrire la vie, seulement en esquisser quelques images, quelques sonorités, quelques parfums. J’aime écrire à plusieurs niveaux, sans que cela ne soit clairement exprimé : à chacun de découvrir ce qui fait écho à sa propre sensibilité, sa propre réflexion, sa philosophie, ses croyances. J’écris pour moi – bien sûr – et, ainsi, je dis beaucoup de moi, mais avec pudeur, en me cachant : le lecteur peut comprendre qu’il s’agit de moi, mais il peut également l’interpréter à sa manière, pour lui ou pour d’autres.



24/01/2020
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