Le calame des lutins, des elfes et des fées

Le calame des lutins, des elfes et des fées

Des chemins de traverse - 1e partie - chap 11 - Kergonan

L’action se passe en août 1934 en Bretagne : Kergonan et Carnac pour la visite, La Saudraie en famille (sud de Mauron, Ile-et-Vilaine) pour la réflexion sur la visite des alignements de Carnac.

Gounéo vient de terminer le cycle de philosophie du Grand Séminaire de Rennes.



Ainsi qu’il l’avait annoncé, Gouéno partit à bicyclette le samedi 4 août pour se rendre à l’abbaye Sainte-Anne de Kergonan. Le Père Supérieur du Grand Séminaire avait pris soin de prévenir le Père Abbé de l’arrivée de Gouéno, en lui adressant une longue lettre, dans laquelle il présentait le jeune homme, le souci qu’il avait de poursuivre ses recherches historiques. Et pour pouvoir progresser, était-il possible de lui faciliter l’accès à la bibliothèque du monastère ?

 

Gouéno fut accueilli par le Père hôtelier, lequel mit aussitôt à l’aise le jeune séminariste :

« Bienvenue chez nous, Gouéno. Viens avec moi, nous allons ranger ton vélo dans la grande remise là-bas. Une rapide visite de l’abbaye pour pouvoir te repérer et je t’emmène ensuite à l’hôtellerie pour déposer tes affaires dans ta chambre. Alors, tu viens pour faire des recherches historiques ?

— Oui et non : je viens en premier lieu pour faire une retraite et vivre avec vous tous la fête de l’Assomption. Cette fête me touche, car elle est marquée d’une empreinte très particulière et très intime : c’est le jour de l’Assomption, j’avais quatorze ans, que mon grand-père maternel a posé des mots forts, des mots incisifs, des mots interrogatifs sur mes réflexions désordonnées d’adolescent. C’est ce jour-là qu’est née ma volonté d’étudier les différents chemins arpentés par les hommes pour découvrir, approcher, respirer, chanter le mystère religieux.

— Sais-tu que nous sommes tout près des fameux alignements de Carnac ?

— Oui, bien sûr, et c’est aussi pour cela que je suis venu, car j’ai l’intuition que ces alignements symbolisent l’un de ces chemins. Et j’ai pu constater que le phénomène religieux, depuis ses origines, est sans doute lié à la mort, à une éventuelle et indicible vie au-delà de la mort. J’ai ainsi lu quelques documents consacrés à l’étude des alignements et il est vrai que je compte sur la richesse de votre bibliothèque pour approfondir mes connaissances sur ces mystérieuses rangées de pierres levées et de menhirs ; je compte également l’exploiter pour étayer ma réflexion sur l’origine des religions.

— Je te présenterai le Père responsable de notre fonds documentaire : il a une excellente vision de tout ce qui est ici disponible ; il t’accompagnera dans tes recherches ! »



L’abbaye Sainte-Anne de Kergonan est sise à un peu plus d’un kilomètre au nord-est de Plouharnel, au milieu d’une lande sauvage parsemée de quelques bois de pins. En grimpant sur la petite butte qui se trouve face à l’entrée du domaine monastique et sur laquelle est édifiée une croix en granite, on aperçoit toute la baie de Plouharnel, fermée à l’horizon par la presqu’île de Quiberon. L’abbaye est un curieux édifice de la toute fin du XIXe siècle, tout en hauteur et construit en L, d’architecture néoromane. L’austérité de ses murs est adoucie par la couleur miel et sel de mer des moellons de granite.

 

Un grand paquebot,

étirant ses lourds contreforts

vers un ciel de lumière émaillé de sombres nuages,

échoué là,

à une petite lieue de la mer,

ce miroir fugace de la vie et de la mort.



Gouéno décida de passer les premiers jours à se laisser imprégner par le calme profond qui régnait à l’abbaye, par le rythme régulier et apaisant des offices, cadencé par le ressac de l’océan, par toute cette exhalaison spirituelle, source rafraîchissante d’ouverture à un autre monde. Et, comme lors de la retraite d’entrée au Grand Séminaire, il se laissa submerger par la houle calme et puissante d’une énergie intérieure, irradiant paix profonde et joie intense.



(… Deux semaines plus tard, Gouéno, de retour en famille, est pressé de questions sur son séjour au royaume des pierres levées...)



Touanètt interpella vivement Gouéno :

« Tu nous as beaucoup parlé de ce religieux, mais il y a une chose qui m’intrigue : quel rapport avec ces fameux alignements de pierre ? Est-ce que tu as réussi à trouver une explication à cette édification un peu étrange ?

— Je laisserai Pépé répondre au sujet de l’origine des alignements : le peu de connaissances que j’ai sur ces sujets lui est totalement redevable ! Je proposerai ensuite à ta réflexion le lien que j’ai établi entre Dom Henri Le Saux et les alignements de Carnac.

— Je pense, Gouéno, que tu as plus que dépassé mes connaissances ! J’en suis heureux et j’en suis fier ! Mais puisque tu me chatouilles sur ce sujet que j’aime bien, je souhaite juste rappeler que les alignements de Carnac datent sans doute d’une époque se situant environ 3 à 4 000 ans avant Jésus-Christ. Il en est de même de tous les menhirs, dolmens, cromlechs et autres pierres levées, pierres couchées. Cette hypothèse n’a été que récemment émise, il y a moins d’un siècle. Longtemps ont prévalu d’autres interprétations dont une certifiant que les mégalithes auraient été érigés par les Celtes, peuplade dont l’expansion en Europe date seulement de trois siècles avant Jésus-Christ.

« Autre exemple moins connu que Carnac, mais beaucoup plus proche de nous et que vous connaissez tous : la Pierre Longue d’Iffendic ; jusqu’au milieu du XIXe siècle, tous les spécialistes la baptisaient à l’eau de source celtique ! Et je ne parle pas de la récupération chrétienne qui en a été faite au moment de la légende arthurienne ! Eh bien, Gouéno, que réponds-tu à Touanètt ?

— J’ai consacré une journée entière à la découverte de cet extraordinaire site mégalithique. Le « départ » ouest des alignements se situe en bordure du hameau du Ménec, à mille cinq cents mètres environ de l’abbaye. En fait, le chemin pour y aller n’est pas vraiment direct ! »



 

Partant de bonne heure le matin, un bon casse-croûte dans son havresac, son fidèle bâton à la main, Gouéno évita tout d’abord l’abbaye des moniales par le nord et l’est et prit ensuite plein sud pour rejoindre Ménec. Sans plus attendre — il lui avait fallu trois quarts d’heure pour parvenir au hameau —, le jeune homme s’incrusta, à petite allure, l’œil vif et l’esprit très concentré, dans ces mystérieux alignements de pierres levées, observant au passage quelques menhirs plus imposants érigés çà et là. Arrivé à l’extrémité nord-est des alignements de Kermario, il jugea en avoir vu assez, fit demi-tour et s’arrêta pour se restaurer à l’ombre du dolmen de Kermario. Il mastiqua lentement le morceau de pain accompagné d’un fromage de brebis, puis s’allongea à même la terre sous la dalle de la chambre funéraire du dolmen. Un trouble étrange avait envahi tout son être : il se sentait tout à la fois écrasé par les dimensions colossales de ces alignements et happé par une sorte d’attirance mystérieuse vers un horizon intérieur qu’il ne pouvait discerner.

 

L’univers entier circulant dans ses veines,

l’infini enclos dans la finitude de son corps.

 

Il se saisit du petit carnet qu’il avait fourré dans son sac et écrivit fébrilement ces quelques mots :

 

Dans le vide sans frontières

d’un être aveugle

retentit

la silencieuse exaltation

d’une sensibilité

exacerbée

secret effroi

devant un horizon

qui résonne indéfiniment.

 

Puis il s’endormit, bercé par l’étrange son aigrelet d’une petite corne…

 

Le heurt des sabots d’une petite jument frappant le pavé de la route qui longeait les mégalithes résonna douloureusement sous la voûte du dolmen et le tira de son sommeil. Il mit du temps à sortir de sa léthargie et à se rappeler ce qu’il faisait là, dans une tombe. Le soleil était encore très haut dans le ciel, il n’avait pas dû dormir longtemps. Le trouble qui l’avait saisi avant sa petite sieste se transforma peu à peu en excitation, l’excitation de celui qui entrevoit une réponse à l’ultime question : quel est le sens de ces constructions ? Observant l’orientation des alignements, il eut brusquement l’intuition d’une relation de leur direction générale avec une position particulière du soleil et, pour être plus précis, du soleil levant. Il reprit son bâton et revint vers Ménec. Tous les menhirs étaient de forme oblongue et aplatie, comme d’énormes tables plantées sur leur tranche. Chacun était orienté dans le sens de l’orientation des alignements. Il nota quatre exceptions — il y en avait peut-être d’autres — : le menhir et le dolmen de Kermario, un menhir situé vers le milieu des alignements du Ménec et une grande pierre plate couchée, telle une table sans pieds, au début des alignements du Ménec. Il poursuivit son chemin jusqu’au musée de la préhistoire, à Carnac.

 

 

Touanètt interrompit le récit de Gouéno :

« C’est là que tu as trouvé la réponse à tes questions ?

— Pas tout à fait, mais j’ai réussi à vérifier certains éléments. J’ai demandé s’il y avait une carte d’état-major sur laquelle devait figurer l’ensemble des alignements et j’ai été frappé de constater ce dont j’avais eu l’intuition lors de ma promenade : tous les alignements semblent suivre une même direction générale sud-ouest nord-est. Par chance, j’ai pu disposer d’un calque végétal sur lequel j’ai tracé une bande d’environ deux cent cinquante mètres de large, à l’échelle, en partant du Ménec, vers Kermario. Cette bande rectiligne englobe la quasi-totalité des alignements que j’ai parcourus : j’en ai relevé un azimut d’approximativement 64° nord. De retour à l’abbaye et en y consultant les ouvrages d’astronomie, j’ai constaté, que cet azimut de 64° nord correspondait d’une part à celui de la position du soleil à son lever lors du solstice d’été et, d’autre part, à l’orientation de la Voie Lactée à quatre heures du matin durant le mois de juin ! Toujours au musée, j’ai appris l’existence d’un important tumulus dit de Saint-Michel ; une chapelle dédiée à cet archange a été édifiée sur le sommet de cette petite colline de pierres située à proximité des alignements, au sud. D’après les fouilles réalisées à la fin du XIXe siècle, cette construction daterait d’environ six mille ans ! À noter que nous sommes en présence d’une belle récupération d’un site mégalithique par le christianisme… mais ce n’est pas pour cette remarque que je vous cite cet exemple : il se trouve que l’axe principal de ce tumulus est parallèle à l’axe principal des alignements. Les fouilles dont je viens de parler semblent révéler qu’il s’agit d’un monument funéraire, lequel domine les alignements. Existe-t-il un lien direct entre les deux ensembles ? Je ne saurais le dire et toutes les hypothèses émises par les différents chercheurs depuis un peu plus d’une centaine d’années n’éclairent guère notre lanterne. »

 

Batiss se leva de table, sortit et revint aussitôt. Il proposa :

« Si nous allions dehors boire une tisane ou un digestif ? L’orage s’est éloigné. Il a dû pleuvoir non loin d’ici, car l’air s’est un peu rafraîchi et il fait bon maintenant.

— Très bonne idée, Papa ! Je suggère qu’auparavant, nous débarrassions la table et fassions la vaisselle. Qu’en penses-tu, Maman ?

— Merci Touanètt, cela ira plus vite comme ça : je plonge, tu rinces et vous autres, vous essuyez. Batiss sait où tout ranger. Pendant ce temps, Gouéno, tu peux continuer à expliquer ce que tu disais ? C’est vraiment passionnant et tu as l’art de piquer ma curiosité !

— Merci Ânn, cela me touche beaucoup. Pour reprendre le sujet, je demeure fasciné par une certaine vision architecturale située à la fois dans le temps, rapprochement avec les temps de la nature tels que les solstices, les équinoxes, et dans l’espace, constructions rigoureusement assemblées, orientées, dessinées. »

Louizètt l’interrompit :

« Comment ont-ils fait pour déplacer et assembler toutes ces pierres ?

— Je ne sais pas, Maman, cela demeure un mystère que personne n’a réussi à élucider. Je vous invite à essayer d’imaginer l’énergie physique et intellectuelle qu’ont dû déployer ces ancêtres très éloignés de nous et durant des années et des années. Il ne fait aucun doute que toutes ces constructions ont été réalisées en des lieux très énergétiques, n’est-ce pas Pépé ?

— Certes, mais ceci ne répond pas à la remarque de Louizètt !

— C’est vrai, mais là n’est pas, à mon avis, la question essentielle et je reste sous l’emprise d’une interrogation suscitée par la proximité du tumulus mortuaire de “Saint-Michelˮ : peut-on dire que tous les monuments mégalithiques ont une quelconque signification religieuse, voire mortuaire ? Ce qui revient à se demander si la question religieuse n’est pas au centre de toute vie humaine depuis au moins 4 000 avant Jésus-Christ, donc bien avant l’histoire racontée par la Bible. Et si c’est le cas, je suis fort curieux de comprendre en quoi le message biblique repose sur des croyances et des mythologies plus anciennes. Comment s’est réalisée l’adaptation de ces systèmes religieux au message de l’Ancien Testament ? Quelle est l’origine du Dieu d’Abraham, comment les rédacteurs de la Bible ont-ils adapté les croyances des peuples qu’ils ont été amenés à côtoyer ? »



Gouéno se tut un long moment, perdu dans ses pensées.



« Mais tu n’as toujours pas livré ton interprétation des alignements de Carnac !  s’écrièrent simultanément Batiss et Ânn.

— Oui, en effet, je n’ai toujours pas répondu à cette deuxième question de Touanètt. À vrai dire, je n’ai rien de sûr à vous proposer. J’ai passé beaucoup de temps à chercher sans succès, tant les analyses sont nombreuses et divergentes, parfois même incohérentes. Alors, sans cesser mes recherches, je caresse une idée qui me séduit beaucoup et qui n’a pas plus de fondement que d’autres idées. Cette intuition s’apparente à une démarche de foi en quelque chose de toujours inaccessible : ces alignements pourraient symboliser un chemin rectiligne, une route à parcourir pour découvrir un monde, le monde de la lumière, de la vie, un chemin ordonné à la naissance du jour le plus long, au solstice d’été. Une sorte de chemin de pleine lumière.

— Tu sembles donc donner une interprétation métaphysique aux alignements de Carnac ?

— Oui et non ! Non, car ma démarche est encadrée par une recherche purement rationnelle sur la matière, l’esprit, la nature de la connaissance, sur la liberté, sur la vérité. Et oui, je me sers de la métaphysique pour étayer mon intuition fondamentale qui est d’ordre spirituel : l’intuition d’une lumière au-delà de la raison. Mais ce chemin vers la lumière est totalement déconcertant : plus je progresse, plus la lumière s’éloigne en un inaccessible rêve… Attention, il ne s’agit que d’une réflexion personnelle : ce n’est donc qu’une hypothèse et cela me sert de prétexte à méditation. Chacun est libre d’y adhérer ou non. Ce chemin vers une lumière, vers un autre monde, pourrait, je dis bien pourrait, évoquer la quête d’une connaissance absolue, une connaissance absolue qui serait l’apanage de Dieu ; et les alignements de Carnac — tout comme la démarche de Dom Henri Le Saux — pourraient représenter cette longue marche vers la connaissance. N’est-ce pas là une autre représentation du mythe d’Adam et Ève, de celui de Prométhée et Pandore ? Ève a conclu un pacte avec Lucifer pour accéder à la connaissance ; Prométhée a volé aux dieux le feu et la connaissance ; Pandore a voulu savoir, elle a laissé s’échapper et se répandre sur toute la terre tous les maux de sa jarre. Sans oublier Faust qui a signé avec Méphistophélès pour toujours rester jeune et aller encore plus loin dans la connaissance…

 

 

Tous ont été châtiés. Pourquoi ?

La quête du savoir mène-t-elle à la damnation ?

Je n’ai pas de réponse !

Et je cherche…

 

Et je sais que Pandore a refermé la jarre…

Et je sais que l’espérance y est restée…

 

Qu’est-ce à dire ?

L’espérance à tout jamais enfermée, inaccessible ?

Je n’ai pas de réponse !

Et je cherche… en un chemin erratique… »

 

Alignements de Carnac - 2010-08-13

Alignements de Carnac - 2010-08-13

Photo M2LT

 

 



16/02/2021
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