Le calame des lutins, des elfes et des fées

Le calame des lutins, des elfes et des fées

Des chemins de traverse - 1ère partie-chapitre 6 - La "Cantine"

Des chemins de traverse – première partie, chapitre 6 : débuts d’une nouvelle aventure

 

Le contexte : Ludovic a été pris à l’essai, à mi-temps, aux Ateliers Albert Edet et entame goulûment sa nouvelle vie (sous le regard triste et inquiet du Petit Peuple…), tandis que son épouse prend son essor au service du restaurant.

 

 

La Cantine

 

Ludovic partageait son temps entre ses activités à la ferme et ses séjours aux Forges. Il s’y rendait à vélo. Une grosse demi-heure lui suffisait pour parcourir les douze kilomètres.

 

Grâce à Yvon, il apprit rapidement à connaître tous les rouages de l’entreprise, tous ses réseaux structurels, tous ses réseaux cachés. Il n’eut aucun souci à intégrer toutes les techniques exploitées par l’ensemble des ouvriers et chefs d’équipe et se rendit aisément compte des faiblesses de l’entreprise : une population vieillissante, peu au fait des évolutions industrielles en cours, peu de sang jeune, peu de motivation.

 

Peu à peu, il se forgea ses propres certitudes qui rejoignaient celles de la Direction. Il décida de lutter, par tous les moyens, contre le laisser-aller qu’il croyait avoir perçu. Zélé, intransigeant, dur au travail, il exigeait un engagement total et des chefs d’équipe et des ouvriers. Il sut jouer des antagonismes, susciter la rivalité, la jalousie entre les équipes. Il sut faire appel à la délation. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour prendre l’ascendant sur tous, il ne lâchait jamais prise, à tel point qu’un surnom lui fut vite trouvé : le dogue. Cette stratégie, qui s’apparentait à de la manipulation, permettait à Ludovic de s’absenter sans souci une semaine sur deux pour rentrer chez lui et préparer la suite.

 

Il prit même l’ascendant sur Yvon. Celui-ci n’en fut pas dupe ; cette prise de pouvoir arrangeait ses desseins : il commença ainsi à prendre le large, à orienter ses réflexions vers sa toute proche vie de retraité, à être moins rigoureux sur ses horaires. Il aménagea rapidement l’habitation des Forges d’En Bas : un mois après l’arrivée de Ludovic, Yvon partit s’installer dans la demeure de son enfance, laissant Ludovic régner, seul, sur tout le domaine.

Cette décision d’Yvon ne fit qu’accentuer la prise de pouvoir de Ludovic, favorisé en ce sens par la position dominante de la maison d’Yvon, de son observatoire. Le soir, après le travail, il se tenait souvent sur le perron et sentait gonfler toute sa vanité d’être là, plus véritable maître des lieux que le Directeur. Mais il gardait les deux pieds solidement accrochés au sol : il adoptait à l’égard de son patron une attitude déférente, très légèrement obséquieuse. Les résultats furent à la hauteur de sa fierté, la cadence de production augmenta sensiblement.

 

Il mangeait à midi chez les « Cantinier » : il avait décidé d’appeler ainsi les tenanciers de l’auberge, en référence à cette ancienne cantine des Forges. Il eut largement le temps, durant ses soirées et fins de semaine, de réfléchir à l’aménagement des deux maisons qui allaient très certainement devenir sa propriété.

 

Un vendredi, un peu avant midi et quatre mois après son arrivée aux Forges, Ludovic fut convoqué par le Directeur. Surpris, il interrogea Yvon du regard. Celui-ci se contenta de lui répondre par un franc sourire. Rassuré, il suivit le commis jusqu’au bureau du Directeur.

« Asseyez-vous, j’ai quelque chose à vous demander. » Et il se lança dans une longue description du contexte économique et industriel, particulièrement de celui des Forges de Paimpont : la violence de la concurrence, la nécessité d’y faire face en fournissant des produits de meilleure qualité.

« Bref, nous avons besoin d’un homme à poigne qui exige de la part de tous les ouvriers une rigueur maximale dans l’exécution de leurs tâches et la fabrication des produits. Vous nous avez déjà bien épaulés pour la réussite de la diversification de notre activité et surtout pour l’augmentation de la production, mais, comme je viens de vous le faire remarquer, cela ne suffit pas. Cela fait quatre mois que je vous observe et je pense que vous pourriez faire l’affaire pour tenir ce poste de contremaître principal : si cette offre vous intéresse, vous serez sous mon autorité directe. Par contre, il vous faudra venir ici à temps plein dès le début du mois prochain. Je vous laisse jusqu’à ce soir pour me donner votre réponse.

— Je vous remercie, Monsieur le Directeur, pour la confiance que vous m’accordez. Ma réponse est immédiate : j’accepte votre proposition. Toutefois, et sans vouloir vous offusquer, je souhaite bénéficier d’une augmentation qui corresponde à cette nouvelle responsabilité…

— Et à combien estimez-vous ce surplus de salaire ?

— Trente pour cent…

— Vous y allez un peu fort ! Je vous rappelle que nous sommes dans une situation difficile. Je vous propose vingt pour cent : c’est à prendre ou à laisser !

— Je marche sur cette base. J’aimerais, si possible, obtenir de votre part une dernière chose ?

— Quoi encore ?

— Je déménagerai ma famille au début de l’été prochain, ce qui me laisse le temps de chercher un logement. Pourrai-je compter sur un soutien matériel et humain lors de mon déménagement ?

— Ah, ce n’est que ça ! Pas de problème, nous ferons le nécessaire pour vous aider : vous aurez à votre disposition camions et hommes. Je vous laisse la semaine à venir pour vous organiser en conséquence : rentrez chez vous dès maintenant. Je vous attends lundi en huit. Vous pouvez disposer.

— Merci. Au revoir, Monsieur. »

 

Ludovic alla rapidement et discrètement raconter l’essentiel de l’entretien à Yvon. « Nous pouvons donc prendre rendez-vous avec le notaire ! Repars vite chez toi et prépare la suite ! À bientôt ! » conclut brièvement Yvon, en reprenant son travail. Ludovic alla au bar du restaurant manger une grosse tartine de pain à la terrine puis enfourcha son vélo et s’en retourna chez lui, au Buisson.

 

(…)

 

Le lendemain, Ludovic décrivit à sa famille la proposition du Directeur des Forges ; il insista sur la reconnaissance de ses qualités de meneur d’hommes.

« Concrètement, cette proposition que j’ai acceptée m’a amené à prendre plusieurs décisions et à enclencher diverses actions : j’ai négocié avec Mathurin, le fils de Jôzé, la vente de la propriété du Buisson, de toutes ses dépendances, y compris la bâtisse que tu occupes, Antouènn, et de toutes les terres. De l’autre côté, j’ai négocié avec Yvon le rachat de sa maison et de son jardin. Il nous restera un bon bas de laine que je placerai en épargne. Nous quitterons donc la ferme au début du mois de juillet prochain. Nous prendrons tous nos meubles et les tiens également, Antouènn. Nous emmènerons Gamine et sa carriole, les poules, les lapins, mais pas les canards, Noirot bien sûr et tous les outils de jardin. »

 

(...)

 

Les différentes ventes furent conclues et le déménagement eut lieu comme prévu au début des vacances, le mardi 2 juillet 1929. Dès que l’installation aux Forges de toute la famille fut terminée et que chacun eut trouvé sa place, Louizètt rendit visite à ses nouveaux voisins, les tenanciers de l’hôtel-restaurant. Elle voulait faire connaissance, établir une bonne relation et tout savoir sur les commerces, les soins médicaux, l’école, tout ce qui la préoccupait concernant la vie quotidienne. Elle y fut très bien accueillie. Quelques jours plus tard, en début d’après-midi, la patronne lui rendit visite :

« Bonjour, Madame Halgalande, puis-je entrer ?

— Mais bien sûr ! Voulez-vous un café ?

— Volontiers, mais plutôt allongé : je viens d’en prendre un au bar. Alors, êtes-vous bien installée ?

— Oh oui, la maison est grande et confortable et la vue vraiment magnifique ! Il reste encore quelques points à régler, mais c’est secondaire !

— En fait, je suis venue pour vous proposer quelque chose, que vous pouvez refuser sans aucun souci si cela ne vous convient pas : le 15 août approche et nous attendons beaucoup de monde au restaurant ; je me demandais si cela vous serait possible de venir nous donner un coup de main en salle, moyennant rémunération bien entendu. Si vous acceptez et que cette expérience vous plaît, nous pouvons envisager de la renouveler au moment de la chasse : c’est toujours une période chargée. Qu’en dites-vous ? »

Louizètt eut du mal à cacher son émotion : c’était la première fois qu’on lui manifestait un tel intérêt et une telle confiance. Elle n’était vraiment pas préparée à sortir ainsi de son strict environnement familial, mais elle se souvint à quel point elle avait aimé aller vendre les produits de la ferme au marché de Saint-Malon-sur-Mel, à quel point elle nouait facilement le contact avec tous ses clients, à quel point elle était heureuse de parler, d’échanger, de rire et, parfois, oui, heureuse également de compatir ! Une lueur de joie illumina son regard et balaya son trouble :

« J’ai envie d’essayer, d’autant plus que j’aime le contact avec les gens. Mais il faut que j’en parle à mon mari avant de vous donner une réponse définitive.

— Je comprends. Sachez simplement qu’une réponse positive de votre part nous ferait grand plaisir. Mon mari et moi vous avons beaucoup appréciée lors de votre première visite chez nous.

— J’en parle à Ludovic ce soir et je viendrai vous donner ma réponse demain vers onze heures. Cela vous va ?

— Parfait ! À demain donc !

— À demain et bonne soirée. »

Sitôt seule, Louizètt se rendit chez son père. Il était en train d’aménager la petite annexe pour permettre à Gamine et aux chiens d’y entrer et d’en sortir à leur guise. Louizètt lui raconta rapidement la visite qu’elle venait de recevoir.

 

(...)

 

Antouènn observa avec beaucoup d’affection la lente évolution de sa fille : Louizètt avait peu à peu changé sa garde-robe, retrouvait le maintien, le dynamisme, la gaieté qu’elle avait avant son mariage. Au restaurant, elle n’hésitait pas à entamer la discussion avec les clients, à les taquiner gentiment. Un vrai plaisir pour les Cantinier qui, de plus en plus, se reposaient sur elle pour l’organisation du service de table.

 

La bonne humeur, la fraîcheur, l’insouciance entraient tout doucement dans la maison familiale.

 

(...)

 

Le père, trop occupé par la montée en puissance de son poste, ne perçut rien de tout ce changement : son regard était exclusivement tourné vers la vallée, vers ce qui s’y vivait, vers les bruits, la fumée, les poussières, vers cette manifestation si vive d’une activité humaine asservissant tout à l’atteinte de ses objectifs. Ludovic maîtrisait son métier, Ludovic maîtrisait la technique, Ludovic maîtrisait les ouvriers, C’était son usine, c’étaient ses ouvriers, c’était lui le patron ! Il savait, il avait et il pouvait !

Aboutissement de tant d’efforts, de tant de rêves, de tant d’intelligence. Égaré dans une Bretagne intérieure très catholique, Ludovic s’exaltait, se sentait le Maître, se sentait Dieu ! Enfin la puissance ! La science et les techniques s’étaient mariées pour sa plus grande gloire et le Dieu des chrétiens, qui dans ce pays régnait en maître, n’y était pour rien !

 

 

Et les maîtres de forges des terres d’en dessous s’étaient retirés sur la pointe de leurs grands pieds, attendant la catastrophe annoncée par Antouènn.

 

 

Atelier Edet - 1

Affichette en provenance du site officiel des Forges de Paimpont

 

 



14/01/2021
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